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Les historiques : Jean-Claude RAGACHE, bénévole de la première heure

Jean-Claude RAGACHE compte parmi les bénévoles présents pour la première édition du Grand Trail des Templiers en 1995, en sa qualité de journaliste pour le magazine VO2 créateur de l’épreuve. Près de 30 ans plus tard, il ouvre sa boîte à souvenirs !

[ENTRETIEN AVEC JEAN-CLAUDE RAGACHE]
 
Le lendemain de la première édition des Templiers, tu es présent sur la photo de famille que nous réalisons à Sainte-Eulalie-de-Cernon. L’heure des premiers bilans, quels souvenirs gardes-tu de ces débuts balbutiants des Templiers ?
Je pourrai décliner la légende de ce premier épisode des Templiers telle qu’elle a été écrite. Mais je ne serai pas honnête. En vérité, je n’ai que des flashs de cette première édition. Bien sûr celui de Patrick Renard franchissant la ligne d’arrivée les bras au ciel, ceint d’une couronne de lauriers. Mais aussi de moments un peu intemporels. Notamment, alors que j’accompagnais des partenaires sur le terrain, me revient en mémoire une scène un peu irréelle. Le matin de l’épreuve, un épais brouillard recouvrait le Causse et nous étions à juste titre inquiets. Mais au fur et à mesure que la matinée avançait, le soleil faisait son office, déchirant peu à peu la brume en lambeaux qui flottaient au-dessus du sol. Et de ces draperies sortaient, puis s’y engouffraient à nouveau, des groupes de coureurs en short d’athlétisme échancrés et aux couleurs fluo criardes. Comme si cet évènement, naissant du néant, tissait un lien entre un passé symbolisé par ces tenues, aujourd’hui has-been, pour plonger dans un avenir restant à définir.
Mais surtout cette première édition me rappelle en cascade ma première rencontre avec toi Gilles et avec Odile, 4 ou 5 ans auparavant. Dans votre salle à manger où s’élaboraient les premiers numéros de VO2. Je pigeais à l’époque depuis longtemps pour des magazines de montagne et de ski et j’étais en quête de contacts pour un sujet que l’on m’avait commandé sur les Gorges de la Jonte et ses vautours. Peu après, j’embarquais dans l’aventure de VO2 puis d’Endurance. Sans cette visite en vos murs, je n’aurais sans doute pas eu la chance de vivre cette première novatrice dans le monde de la course à pied.
 
Comme rédacteur pour VO2 Magazine puis pour Endurance, tu as été un observateur privilégié de la création du trail en France et de sa montée en puissance. 30 ans plus tard, comment analyses-tu ce brutal engouement ?
J’étais passionné de course à pied et notamment de courses de montagne depuis longtemps, et abonné à Spiridon, créé par Noël Tamini. Au travers de cette pratique « libre » pour ne pas dire libertaire, nous sentions, avec les copains avec qui je pratiquais, qu’il y avait là un ferment pour proposer aux amateurs de course à pied, un univers moins codé que la course sur route ou a fortiori que l’athlétisme. Bien sûr, ces coureurs dont je faisais partie avaient tous des motivations individuelles différentes. Mais quelques valeurs les unissaient. Le sentiment d’extrême liberté de courir en pleine nature ou en montagne. Cette sensation en empruntant des sentiers peu connus d’accéder à une autonomie, à une griserie du pilotage et l’acceptation de pouvoir faire fausse route. S’enfoncer sans crainte dans le « wild » et par là même s’affranchir de la pesanteur, des jalons, des consignes… pour ne pas dire des normes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si quelques années plus tard, je me suis tourné vers la course d’orientation qui permet avec seulement une carte et tes capacités mentales d’imaginer puis de réaliser ta propre route au milieu de nulle part. Je crois que l’avènement du trail, du moins dans la décennie qui a suivi son émergence, permettait à bon nombre de coureurs de goûter ces sensations très particulières et très intimistes. Sans aller forcément jusqu’à l’expression d’une sorte de rébellion contre l’ordre établi, comme cela a pu l’être parfois pour moi.
 
Tu as toujours eu un regard affûté sur le sport populaire, le trail cochait-il toutes les cases d’un sport porteur de valeurs ?
Tout regard est teinté de subjectivité et de projections très personnelles. Le mien n’échappe pas à cette règle. Je vais donc livrer un point de vue qui n’est sans doute pas entièrement objectif. Cependant, sans faire de mauvaise sociologie, je crois que la majorité des coureurs de trail était au début plutôt des gens modestes. C’était déjà, me semble-t-il le cas de la course sur route et du cross. Il faudrait d’ailleurs, à moins que cela ait été fait, écrire, comme Howard Zinn l’a fait pour les USA (Une histoire populaire des États Unis), une Histoire populaire de la course à pied.
J’ai le souvenir d’un gars que je croisais régulièrement sur les courses Cime qui était tourneur et bossait en trois huit. Il a basculé ensuite sur le trail. C’était son évasion du dimanche. L’usine et… la course à pied en pleine nature. Et puis le trail c’était une économie de moyens. Une paire de godasses que l’on usait jusqu’à la trame, une ceinture porte-bidon pour les plus « équipés » et roule. Pas de frime, de la spontanéité, le plaisir de courir ensemble, un agrégat de copains, une camaraderie non feinte. Le prolongement de l’esprit Spiridon. La course d’accord, la fête d’abord. Plus un slogan bravache qu’un mot d’ordre impératif. A ses débuts le trail était, il me semble, un sport véritablement populaire. Économiquement et symboliquement. Et donc un Bien Commun, notion aujourd’hui plus que bousculée. Un Bien porteur de valeurs que l’on partage et que l’on protège.
 
Pour en revenir à ces premières éditions, quel fut ton rôle ou tes missions dans l’équipe ?
Très vite mon intérêt marqué pour la relation entre les cartes et le terrain (je suis géographe de formation) me désignait pour contribuer au jalonnage du parcours, puis à l’ouverture de la course le jour J. Je garde de ces portions effectuées au début sur une moto trial, comme passager, des souvenirs d’une intensité sans pareille. Nous formions avec mon pilote un duo qui, chaque année, éprouvait beaucoup de plaisir à se retrouver et à partager ce qui était un peu un défi. Même si je l’ai perdu de vue, je pense souvent à lui et à notre complémentarité. La difficulté de certaines portions faisait que souvent nous sentions dans notre dos le souffle des coureurs de tête. C’était à la fois énormément stressant, du fait de la responsabilité qui était la nôtre, et à la fois intensément grisant. Puis avec le temps, les risques encourus étant trop importants, ce mode d’ouverture a été abandonné. Mais je garde en moi le souvenir de ces moments précieux que j’ai eu le privilège de vivre grâce aux Templiers.
 
Dans une interview pour cette même série d’entretiens avec Yves-Marie QUEMENER, celui-ci parle d’un esprit famille. Partages-tu cet avis, ce sentiment ?
Sans prendre le contre-pied d’Yves-Marie, je préfère l’idée d’une communauté. Communauté d’intérêt tout d’abord. Avec un objectif clair : réussir l’édition en cours pour le plaisir des participants et surtout leur sécurité. Avec le sentiment de contribuer à une « aventure » peu commune. Voilà pour le ciment. Ensuite partager des moments rares avec certains, une fois dans l’année. Notamment avec toute l’équipe de la rédaction de VO2 puis quelques années après d’Endurance. Éprouver le plaisir de se retrouver, de s’épauler dans les instants en peu tendus, et il y en avait toujours. Mais aussi témoigner charnellement de cette amitié vécue à distance, donc rare et précieuse. Parfois, jusqu’au bout de la nuit, le dimanche soir, dans la salle du Grand Café de Nant.
 
Toute ta carrière de rédacteur, tu as fait binôme avec Roland Thiévenaz quant à lui photographe. Comment est née cette union durable et comment viviez-vous ces aventures journalistiques dans le monde en ébullition de l’outdoor ?
Roland et moi, nous nous connaissons de longue date. De la fin du lycée à la fac de géographie. Passionnés de montagne, de ski nordique, de course à pied puis de course d’orientation, nos trajectoires ont toujours été parallèles. Quand j’ai poussé la porte de plusieurs rédactions par goût de l’écrit et esprit de révolte (un des traits constants de ma personnalité) parce que la presse spécialisée ne consacrait pas assez de place à mon goût au ski nordique de haut niveau, je l’ai entraîné dans cette nouvelle aventure. Ensemble nous avons couvert plusieurs championnats du monde de ski nordique et les épreuves dédiées aux JO d’Albertville. J’ai eu aussi la chance d’être présent à Lillehammer. Notre duo dans le cadre de la collaboration avec vous allait donc de soi. Avec ce challenge excitant qui était de mettre en exergue une pratique un peu ignorée des grands médias et de la vulgariser sans la dénaturer.
 
En 2007, tu as quitté ton blouson de bénévole pour courir les Templiers. En passant de l’autre côté du mur, quel était ta motivation première ? Comment as-tu vécu ce voyage intérieur ?
Tout d’abord, je l’ai perçu comme un cadeau très précieux de votre part en me déchargeant sur une édition de toutes responsabilités. Et puis, je suis très accroché à la notion de sens. Comment parler de quelque chose que l’on n’a pas côtoyé avec ses tripes et ses fragilités affectives. Je n’ai jamais disposé, hélas, de capacités physiques hors norme. J’aime le geste sportif et la complexité de la relation à son corps et à son mental. Je crois aussi que je voulais éprouver ce que ressentent les concurrents qui franchissent la ligne d’arrivée après des heures de dialogue avec soi-même. Ce jour-là, j’ai compris une chose : l’essentiel durant ces longues distances, réside dans l’extraordinaire complexité du rapport à soi-même, à ses émotions, à ses douleurs, à ses moments d’euphorie. Un dialogue d’une grande richesse qui devrait être le moteur premier sans avoir recours à une grandiloquence d’adolescent. Une richesse exprimée sans tapage et extériorisation excessive. Et je fais le lien avec l’abus de superlatifs employés aujourd’hui pour qualifier ces épreuves de longue distance et le pathos qui baigne jusqu’à plus soif certains récits actuels. J’ai même lu sur un réseau social consacré au trail qu’une course, sans la nommer, était, je cite : « une véritable boucherie ». Il y a là une dérive malsaine qui me dérange.
 
Tu es géographe de formation, pour toi quel est le lieu le plus emblématique des Templiers que tu as connu ?
Ils sont nombreux. Mais à la réflexion, pour moi la section la plus emblématique est celle qui, située sur la rive sud des Gorges de la Dourbie, serpente dans les bois de chênes et de buis et les clairières aujourd’hui abandonnées, entre Pierrefiche du Larzac et Massebiau. En passant par le Mont Redon. En ouvrant ce secteur je ne me suis jamais senti aussi éloigné des hommes. Je peux même dire que j’appréhendais à chaque fois de l’ouvrir. Même sur le Saint-Guiral, qui n’a rien à envier à d’autres sites en termes de sentiment de solitude, je n’ai jamais ressenti les mêmes choses. Tu as écrit d’ailleurs des pages magnifiques sur Le Pompidou, une ferme abandonnée sur ce secteur à deux pas des falaises. Solitude, sentiment d’abandon et d’infini, univers de calcaire, ma roche fétiche moi qui habite le Vercors, suspension entre la planéité (relative) du Larzac (un autre symbole) et la verticalité des gorges, ce secteur offre pour moi un condensé un peu secret mais marqué des Templiers.
 
Aujourd’hui, le trail est-il encore un sujet d’intérêt pour toi et si oui, quel regard portes-tu sur cette discipline et son évolution ?
Beaucoup de choses concernant le sport continuent de m’intéresser. Et ce d’autant plus qu’en Auvergne Rhône Alpes je suis le réfèrent élu en matière de développement de la Course d’Orientation au sein de la Ligue Régionale. Depuis dix ans, nous avons d’ailleurs développé, et mis au point, avec une petite équipe de deux salariés, un concept grand public. Je suis aussi très investi sur les interdits de plus en plus nombreux qui menacent les disciplines outdoor : multiplication et chevauchements des réglementations sur la biodiversité, politique parfois malthusienne et mercantile de l’ONF, lobbying des forestiers privés et de certains écolos qui veulent sanctuariser la nature. Je suis donc de loin l’actualité du trail, point tant sur le plan des résultats, mais des tendances. La discipline a naturellement évolué vers une marchandisation croissante. Le trail génère et soutient une activité économique significative. Mais cela a des contreparties qui ont fait évoluer la discipline. Notamment en matière de CSP. Le trail comme la randonnée à ski, entre autres, sont devenus des marqueurs sociaux de classes plutôt aisées. Avec tout ce que cela implique en matière de course à l’armement. Je ne le déplore pas. Je le constate. Ce que je critique plus fortement, je l’ai déjà exprimé, c’est l’inflation des superlatifs en matière de distance et de dénivelé. Non pas que ce type de défi soit condamnable dans une société où le libre arbitre de chacun détermine les choix des individus. Ce qui me gêne et me rend mal à l’aise c’est la tonalité des récits autour de cette inflation des distances et des dénivelés. La plupart relèvent, comme je l’ai dit, d’un pathos malsain et de discours qui n’ont plus rien à voir avec un défi que l’on se lance à soi-même. La douleur et le dépassement de soi mis en spectacle. La personne qui s’embarque sur les côtes Libyennes dans une embarcation de fortune, lui vit réellement, au premier degré cette notion de dépassement de soi. Le plaisir de l’immersion en pleine nature, le lien intime et discret avec autrui, la liberté de se mouvoir, libéré de contraintes ont presque disparus des discours. Reste des images de superproduction hollywoodiennes en technicolor. Ce n’est pas l’idée que je me fais du sport et d’un rapport au trail qui n’est qu’un appendice mineur de la vie. Si mineur qu’il serait indécent de croire qu’il génère des héros.